Mes premières amours

Il est 18h35 à Bangui, il fait affreusement sombre et il n’y a pas d’électricité. Les moustiques sont de sortie et tous les appareils électroniques commencent à perdre en lumière et en batterie. Cependant, au même moment, il fait extrêmement beau, le ciel n’est pas étoilé mais la ville continue de s’agiter et les lumières des voitures et motos font office de lampadaires. Si ouvertement, j’espère que le courant revienne afin que je puisse continuer mes activités sur internet, intérieurement, j’aime ce moment de pur ennui qui me permet de réfléchir à ma vie et me reconnecte obligatoirement à moi-même.

J’ai écrit il y a quelques mois sur mes pensées morbides et j’ai reçu beaucoup de retours de personnes qui ont aimé l’article, mais qui ont aussi manifesté leur soutien. J’étais heureux d’avoir parlé d’un sentiment que j’ai longtemps considéré comme normal jusqu’à ce que je me rende compte qu’en fait, il ne l’est pas. Il faut pouvoir en parler aussi librement que possible pour pousser la réflexion sur ce qui nous rend dépressif et suicidaire parfois. Ces moments de réflexion, en général, on les évite inconsciemment parce qu’on n’a pas envie de souffrir d’y penser. On se cache donc derrière nos écrans lumineux et on entretient des conversations parfois extrêmement banales sur internet avec nos proches.

Ce matin j’ai été frappé par l’ignorance de ma famille sur ce que je vis au-delà des informations générales que je leur donne. Ils savent tous où je travaille, pour combien de temps et aussi ce que je gagne comme salaire. Ma vie personnelle leur est pour le moins inconnue. Volontairement ou non, je ne pense pas qu’ils ont connaissance de ce blog où parfois j’écris le fond de ma pensée. C’est dommage, je me suis dit. Personne de ma famille ne sait que j’ai souvent eu des pensées suicidaires ou alors que je traverse ces derniers temps une crise de la trentaine… du moins c’est comme ça que je l’ai nommée. Je ne leur en ai pas parlé c’est vrai, mais disons qu’ils ne me l’ont pas demandé non plus. De la même manière, je ne sais pas ce qu’ils traversent, ce qui les angoisse ou alors, ce qui les rend heureux ou malheureux. Ils ne me l’ont pas dit et, moi non plus, je ne le leur ai pas demandé. Je me souviens avoir été l’invité d’un webinaire que je considérais comme important et j’en ai parlé avec une grande excitation, mais aucun membre de ma famille ne s’y est connecté. Je ne les y attendais pas non plus. Il n’ y a absolument aucune animosité, mais il y a comme un respect exagéré de la vie privée des uns et des autres. Ils ne se sont pas connectés parce qu’en fait, c’est ma vie et que le webinaire ce n’est pas un événement familial habituel. Par contre, nous sommes tous réunis quand il s’agit des concerts de la chorale de ma sœur, ou alors des soutenances de doctorats de mes frères, les mariages et baptêmes. Ces événements-là sont majeurs et réunissent toute la famille. Les événements de la vie professionnelle, relèvent de la vie privée, et donc du cercle fermé de chacun. Mon père a souvent du mal à me demander si j’ai une copine et quand est ce que je me marie. Les mots sont lourds et les paroles sont dites avec prudence de peur de soulever une colère intense et créer un incident diplomatique. Non, les questions sur la vie privée, on ne se les pose pas !

En effet, la pudeur et la peur d’être intrusif nous éloignent les uns des autres, pas au sens sentimental du terme, parce que je n’aime personne plus que les membres de ma famille et je sais que cela est réciproque. L’éloignement au sens amical. Mes frères ne sont pas mes amis à proprement parler. Je ne vais pas vers eux en premier quand j’ai un souci et je ne me confie que très peu à eux. Une fois de plus, ce n’est pas volontaire, mais c’est juste qu’on n’a pas développé ce type de relation. La pudeur dans laquelle on a évolué nous empêche presque d’avoir des flatulences les uns à côté des autres. Pourtant quand on se retrouve, nous sommes les plus heureux. Pratiquement inséparables, on rigole, on se chahute, on danse, on rit, on crie, mais jusque-là personne ne se confie. Ce qu’on partage va bien au-delà de la connaissance de tous les aspects de nos vies. Nous partageons ce sentiment indescriptible d’amour inconditionnel qui ne cherche pas à plaire, et qui existe en nous malgré nous. Je considère chacun de mes neveux comme mes propres enfants, et je me sens parfois offusqué quand mon avis de parent annexe n’est pas pris en compte au même titre que celui des parents biologiques. Cet amour entre nous, est un amour de fait, un amour unique en son genre qui n’a pas forcément besoin d’être nourri par des gestes affectueux, parce qu’il est acquis. Je vais aimer chacun d’eux jusqu’à ma mort parce que je le veux et surtout parce que je n’en ai pas d’autres.

Si je trouve cependant dommage que les choses se passent ainsi, je ne fais pourtant rien pour que ça change. Je mets mes frères et mes parents à jour au même moment, et la plupart du temps, ce sont des informations qu’ils peuvent retrouver sur internet. Si je suis à Dakar, c’est facile de le savoir sur Instagram, parce que je vais poster mille et une photos pour partager mon euphorie. Si je suis à Bangui, il est clair qu’ils verront une photo d’un des très beaux paysages que cette ville réserve uniquement à ceux qui décident de lui donner une chance. Si je suis triste, peut-être qu’ils verront des stories un peu triste sur mon fil d’actualité. Quand on se parle au téléphone, on se dit l’essentiel et quand parfois, par élan de curiosité, l’un demande à l’autre quels sont ses projets, la réponse est très souvent mêlée d’excitation et de surprise. J’aime tellement me confier à ma famille, parce que je sais que chacun des membres de cette fratrie m’aime parce que nous sommes issus des mêmes entrailles. J’aime également savoir qu’ils vont bien et que tout se passe au mieux dans leur vie parce que c’est ce qui me rend le plus heureux. Cependant, je n’ai que très peu le courage de leur poser des questions directes sur leur couple, leurs enfants, leurs projets professionnels, etc., je préfère m’en tenir à ce qu’ils me disent… par pudeur une fois de plus.

Cela dit, si vous nous posez la même question séparément sur une valeur précise, sur un sujet précis, sur une personne en particulier, il y a de fortes chances que l’on vous donne exactement la même réponse. Chacun de nous dispose d’un talent que les autres apprécient et soutiennent. Nous ne savons pas faire les choses séparément, il faut toujours que ce soit en bloc, comme une seule et même personne. Tel un arbre qui a des branches qui se développent chacune dans un sens différent, nous prenons chacun nos voies, mais nous appartenons à ce même tronc qui est notre socle et notre source de vie. C’est là toute la beauté de la famille et ce qui fait d’elle une puissance au-dessus de l’amitié. Si nos amis détiennent nos secrets, notre famille partage un bout de nous et nous comprend bien plus par notre sang commun que par nos mots. Je vous le dirai peut être un jour, mais si vous lisez ce texte, sachez que je vous aime et que je n’aurais jamais espéré des frères différents. Que la vie continue de nous accompagner vers nos vœux les plus chers et qu’ensemble nous portions ce nom toujours fièrement.

Bon, le courant n’est pas revenu, mais le groupe électrogène est en marche. Je peux donc me remettre à mes activités sur internet espérant avoir plusieurs autres occasions de réfléchir à ce que les aléas de ma nouvelle vie à Bangui m’apportent comme réflexion.

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